Je suis confortablement installée à la table d’un restaurant.
Le cadre est idyllique : table basse, cocktails, fauteuils Club, lumière tamisée.
Tout est là pour passer une bonne soirée, sauf les deux paires d’yeux qui me scrutent depuis maintenant deux minutes.
Ces deux paires d’yeux appartiennent à un couple improbable.
Je vous présente Amandine, ma mère, et Charlie, son ami.
D’habitude, ils sont …vivants. Ce soir, pas un mot ne sort de leur bouche, c’est à peine si je peux déceler un clignement de cil, tout juste un léger rictus.
Ma mère, qui a toujours mis un point d’honneur à ce que je l’appelle par son prénom, est une ancienne hippie, passée par la case «mariage bourgeois» et reconvertie en directrice de colonie pour adultes.
Amandine, donc, conjugue un look seventies, l’addiction aux cigarettes qui font rire, et surtout une vie de groupe dans un village d’Eure et Loir.
Mais quand elle quitte son « nid » comme elle l’appelle, pour se rendre dans la capitale, elle se transforme en parisienne « rive gauche » : tenue faussement décontractée mais bien réfléchie, manières bourgeoises et amabilité forcée.
Amandine est contrariante. Elle me contrarie. Amandine a une vie de bohème marquée à gauche, très libérale – libertaire mais au fond, elle est conservatrice.
A sa droite est assis Charlie, de son vrai prénom Charles, écrivain raté, mais par chance rentier, toujours coiffé d’un borsalino, élément indispensable dont il se sert pour masquer sa timidité.
Charlie a connu LE grand amour, malheureusement disparu de cette maladie dévastatrice dont je ne citerai pas le nom, mais remercie le ciel tous les jours d’avoir rencontré un amour si pur. Conscient d’avoir eu beaucoup de chance, il n’a pas voulu entacher cet amour et a donc décidé de rester sage jusqu’à la fin de ses jours.
Amandine et Charlie ne sont pas amants, ils sont « amis de trente ans » …depuis déjà dix ans, s’admirent, et partagent un amour platonique.
J’ai posé mes coudes sur la table, mes mains jointes, mon buste en avant, position de réconfort mais aussi protectrice. Je regarde les autres clients, repose mon regard sur les deux statues assises devant moi.
Hors de question de me laisser faire. Cela fait deux semaines que je réfléchis à mes mots pour leur annoncer ma décision.
Je reprends confiance. Je me détends, pose délicatement mon dos contre mon dossier et leur lance un victorieux : » Voilà ! ».
Aucune réaction. Je tapote frénétiquement sur la table. Puis dans un dernier élan d’espoir, je les supplie de me dire un mot. Juste un mot.
Amandine est la première à prendre la parole.
« En résumé, tu nous invites au restaurant pour nous annoncer que tu pars vivre à Chicago. Bien. Les chiens ne font pas des chats….tu dois toi aussi vivre ton expérience américaine ! (silence) Janis ? Janis ! Tu m’écoutes ma fille ? »
Janis … Ce prénom vous parle ? Amandine m’a appelé ainsi, référence à qui vous savez.
Pour la petite histoire, ma future mère a rencontré feu mon futur père lors du concert de Janis Joplin au festival de Woodstock. Lorsqu’enfin je fus conçue, l’émotion lui rappela ce souvenir, et mon prénom s’imposa.
Charlie intervient enfin, la larme à l’oeil, la voix chevrotante :
« Tu as sûrement de bonnes raisons …(silence)…et tu es en droit de ne pas t’en expliquer. Le principal est de vivre ta vie. Celle que tu veux au fond de toi…Tu vas me manquer. »
Voilà. Je redoutais son monologue. Il est toujours dramatique. Puis il reprend, la voix cassée :
« Vous avez ça dans le sang Amandine et toi. Vous êtes libres, passionnées, indépendantes…Ce pays est fait pour toi, les américains vont t’adorer ! »
Charlie. Rien à dire. Il est toujours comme ça : direct, avec une petite pointe de sensibilité. Charlie, c’est comme la moutarde : on a le nez qui chatouille et une petite larme à l’œil.
Alors que je plonge dans mes pensées, j’entends Amandine crier « Champagne ! Garçon ! Trois coupes s’il vous plaît ! »
C’est bon, ma décision est acceptée. Pas de question. Rien.